Georges S. est un grand écrivain. Rien à voir sa taille. Il s’agit de son talent. Il en est à son vingt-cinquième romans et tous ont reçu un réel succès. Dès la sortie de son premier, sa maison d’édition lui a suggéré de signer un contrat ad vitam aeternam et tous les ans, il fournit une fiction, un récit, des nouvelles, peu importe le genre, tout, pourvu que l’histoire soit signée de sa plume. Il rédige, corrige, relit puis, au bout d’un an, réglé et ponctuel comme un minuteur, il expédie son manuscrit, invariablement bien accueilli par Mathilde qui a eu le bon goût de croire en lui. Elle est, comme qui dirait, devenue une amie. Ils se voient de temps à autre autour d’un verre et se tiennent au courant de leur vie respective. Lui n’a pas grand-chose à raconter, si ce n’est sur du papier, alors il l’écoute jacasser. Elle le fait rire, enfin sourire, car il n’est pas à proprement parler un boute-en-train. Elle a constamment des anecdotes incroyables et… Bref, nous ne sommes pas là pour disséquer les péripéties de Madame mais celles de notre héros.
Dès qu’il se saisit de son crayon, il ne peut s’empêcher de s’en allumer une. Cela lui donne de l’inspiration. Plus il fume, plus il écrit et plus il écrit, plus il fume. Un cercle vicieux, ou vertueux, tout dépend du point de vue selon lequel on examine la question. C’est son pêché mignon, sa gourmandise. Sa muse, en quelque sorte.
Sa femme de ménage clame que l’odeur est insupportable et qu’un de ces quatre, il en crèvera. Combien il fume ? Trois paquets par jour ! Mais de quoi se mêle-t-elle ? Il la paye pour épousseter, balayer, nettoyer pas pour qu’elle lui assène des conseils dont il n’a que faire. Il est au fait des dangers liés à son addiction et il entend vivre à sa guise. Il vit reclus, tout entier voué à sa vocation et se protège des agressions extérieures, celles qui risquent d’expulser le souffle créateur de son cerveau enfumé.
Le gagne-pain de l’auteur, c’est l’imagination, la concentration, ses réflexions et sans elles, c’est un estropié, un mutilé, un amputé car il ne sait rien faire d’autre. Il suffit d’une flamme, celle de son briquet, et c’est parti pour de longues heures en solitaire. Car comment travailler dans un brouhaha incessant, celui des gosses qui couinent, de la conjointe qui rouspète, de la belle-mère qui appelle sans cesse ? C’est une des raisons pour laquelle il a choisi le célibat. Il a pourtant été marié, mais la relation n’a pas duré. Sa compagne était incapable de tenir sa langue. Fort heureusement, ils n’ont pas eu l’occasion d’avoir d’enfant. Ils se sont séparés avant, elle amère, lui soulagé. Cette union n’avait pas été une bonne décision : il s’était laissé influencer par les us et coutumes. À l’époque, on ne se posait pas la question : épousera, épousera pas ? Quand il y avait flirt et le reste, il y avait épousailles. Alors, il avait franchi le cap. Maintenant que l’expérience était faite, merci et au revoir. On ne l’y reprendra plus.
Rien que d’y songer, ce souvenir altère le fil de ses pensées. Où en était-il ? Ah oui, l’inspiration et le manque d’inspiration… Parfois, cela se produit, la panne surgit. Il s’amuse alors à songer au mari qui, sur l’autoroute, en subit une avec sa charmante famille en train de piailler d’impatience : « Dis, quand est-ce qu’on arrive ? », « Papa, j’ai envie de faire pipi », « Chéri, tu peux intervenir, s’il te plaît, ils vont finir par me rendre dingue ». Quant à celui qui, après une éprouvante semaine de labeur, va en boîte de nuit pour lever une minette et qui, à la suite de son blablabla intéressé, réussit à l’emmener boire un dernier verre chez lui, à votre avis, quelle tronche peut-il avoir lorsqu’il réalise qu’au moment d’accomplir son devoir, il se découvre tout mou dans son caleçon ? Ça aussi, ça doit être un accident d’enfer.
Par chance, il n’a que des pannes d’écriture car pour le reste, la machine fonctionne. Afin de se dégourdir, le vendredi, il prend l’air avec sa 2 CV Charleston. Malgré son ancienneté, elle n’a jamais calé, ni émis le moindre bruit d’essoufflement. Il se rend à la campagne pour se griller quelques clopes, puis étourdi par ce bol d’air frais, il prend le chemin du retour. Pour l’hygiène, comme il aime dire, il va chez Sidonie, une prostituée du quartier et là aussi, il dérouille la mécanique. Il a beau être un ermite, il n’en a pas moins des besoins, des appétits masculins, des pulsions basiques. Et puis zut, pas la peine de se justifier ! Bref, notre homme est satisfait de son existence, de son ordinaire de célibataire et il n’échangerait sa place pour rien au monde.
A bien réfléchir, le vide sidéral pour un artiste est le plus handicapant, car sans issue. Pour une voiture, il suffit de contacter un garagiste et pour ce qui est de « la chose », il est désormais courant de consulter un sexologue. Mais pour lui… plus de mots à taper, plus de sujets, plus de verbes, plus de compléments… plus de phrases. Lors de ces périodes, somme toutes forts rares, il fixe sa page vierge en se convaincant que le génie créatif va pointer de nouveau le bout de son nez. Il attrape un clope et hop, les consonnes et voyelles s’enchaînent dans la foulée.
Faisant fi de son agoraphobie, il se plie aux règles commerciales et accepte, de plus ou moins bonne volonté, à jouer le jeu. Par conséquent, à chaque sortie, il se prête aux interviews et aux séances de dédicace qu’il abhorre par-dessus tout. Mais comme lui dit Mathilde, un livre non acheté, non lu ne vaut rien, ni pour lui, ni pour elle. Pas folle la guêpe ! Il ne parade que dans les plus illustres émissions littéraires et accepte des entretiens uniquement dans des revues dédiées à la vraie littérature. Autant dire qu’il ne perd pas son temps à se vendre car aujourd’hui, les médias intellectuels ne courent pas les rues.
Gamin, il avait déjà cette force de caractère au grand dam de ses parents qui pressentaient qu’ils ne feraient rien de bon avec lui. Il passait ses journées à rêvasser, la tête dans les nuages, comme si rien ne l’atteignait et surtout pas les remontrances parentales. C’est vrai qu’il n’est pas allé loin dans ses études, mais il s’en est plutôt bien sorti. Papa, maman, si vous me voyez de là-haut, j’espère que vous êtes fiers !
Après un sale hiver, il se résout, sous la contrainte, à appeler un médecin. Si Madame Da Silva n’était pas intervenue, peut-être serait-il resté dans ses miasmes mais elle s’en est mêlée. Elle refusait de travailler dans un mouroir auprès d’un papi décrépi qui ne prenait pas soin de lui. Alors, pour avoir la paix, il a obéi.
Le soir même, le docteur constate en effet que sa respiration n’est pas « jolie, jolie ». Il lui prescrit des antibiotiques, un sirop antitussif et un spray pour la gorge. Il le quitte en lui précisant qu’il reviendra mardi prochain. Voilà, il a autorisé une femme, et laquelle ? sa femme de ménage ! à empiéter un chouïa sur son libre arbitre et il se retrouve avec un rencard hebdomadaire avec le corps médical. La poisse !
Ses idées n’arrêtent pas de se bousculer. Il doit écrire, fumer, écrire, fumer… pour ne pas en gâcher une volute. Alors qu’il est en pleine envolée, il est interrompu. Comment avec une toux pareille peut-il y avoir tant de mégots dans son cendrier ? C’est de l’inconscience, voire de la folie pure ! Le verdict tombe : malgré sept jours de traitement, ses bronches sont toujours encombrées. L’intrus prononce des mots barbares tels que radiographie, fibroscopie, biopsie... La barbe, tous ces examens parce qu’il a eu la faiblesse d’écouter Rita Da Silva. Sans compter qu’il va devoir se déplacer, patienter comme le lambda moyen pour être ausculté et palpé, alors qu’il serait mieux chez lui à noircir des pages blanches.
Le mardi suivant, le médecin rapplique alarmé. Il a reçu les résultats et le diagnostic n’est pas « joli, joli ». Il n’a que ce mot là à la bouche ? On ne leur a donc rien appris en école de médecine ? La sentence est sans équivoque. Arrêter. Dès demain. Ses poumons sont noirs, noirs de ce goudron qu’il inhale depuis quand déjà ? Trente, quarante ans ? Quelle importance ! Il lui propose des patchs mais hors de question pour Georges de se soumettre à cette activité de collage. Fumer est un plaisir, alors à quoi bon distiller des doses de nicotine pour ne plus ressentir le délice de tenir une cigarette entre ses mains et d’absorber ce poison vertueux ? S’il cesse, c’en est fini de lui, de sa prose, celle qui l’anime chaque matin. Mais s’il persiste, c’est la condamnation assurée et s’il cesse de se droguer, il mourra aussi… mais d’ennui. Quel dilemme !
La mort ne l’inquiète pas, ce n’est pas l’explication de sa grave et sage conclusion. Il a beaucoup écrit et énormément fumé et, en dehors de ces deux manies, il prend conscience qu’il a réalisé peu de choses. Les divertissements et réjouissances du quotidien, finalement, il ne les connait pas. Alors, il s’imagine...
Augmenter la fréquence de ses rendez-vous avec Mathilde, si elle accepte de le voir, car sa résolution revient à rompre son contrat, sa promesse.
S’évader deux à trois fois par semaine et s’allonger dans l’herbe pour profiter du grand air, le vrai…
Rendre visite plus souvent à Sidonie. Elle aussi doit tourner la page, ses jeux de jambes en l’air ne sont plus de son âge, elle mérite bien un peu de repos.
Blandine Bergeret - septembre 2021
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