# Suspens
Nicolas est un jeune médecin, installé à la campagne. Avec Camille, ils ont investi dans un pavillon et un cabinet, le tout à crédit.
Il vient d’achever son cycle d’études : sept longues années, huit avec la première qu’il a redoublée, suivies de trois ans d’internat pour acquérir le statut de généraliste. En plaisantant, son directeur de stage pratique lui avait dit « tu verras, toubib à la cambrousse, c’est une vraie sinécure ». Il aurait préféré être spécialiste, l’anesthésie l’aurait passionné, mais il n’a pas suffisamment étudié.
Il aime son métier mais, à force de fatigue, il déprime. Il enchaine les heures, les empile à n’en plus finir. Dans les faits, entre les consultations à domicile et celles à son cabinet, qui s’éternisent jusque tard dans la soirée, il ne rentre jamais avant le début du journal télévisé. Et fréquemment, il repart pour une urgence. Lui, qui a rarement fréquenté des personnes âgées, il rattrape désormais le temps perdu avec des sourires édentés à longueur de journée. À trente ans, être enterré dans un trou pareil à soigner des vieux, qui eux-mêmes termineront bientôt dans un trou, quelle gloire ! Certes, sa femme et lui ont pris leur décision en connaissance de cause mais depuis qu’il est à ce rythme, il n’en peut plus. Car quand il n’y a qu’un seul officier de santé à cinquante kilomètres à la ronde, qui est de garde trois week-ends sur quatre ? Lui… Quand il est de retour, il n’aspire qu’à se reposer. Le dimanche, quand il n’est pas de permanence, il traîne en pantoufles et pyjama. Et en semaine, une fois son dîner avalé, il s’affale devant la télé et très souvent s’endort avant la fin du film. À trente ans et sans activité, Camille songe de plus en plus à avoir un enfant, mais pour en avoir un, faudrait-il encore faire l’amour. Et depuis qu’ils sont ici, son mari n’y pense plus. Enfin, ce n’est pas la stricte vérité car il y songe, mais il est épuisé et il remet systématiquement l’exercice au lendemain, à l’instar d’une corvée.
Inquiète, la famille de Camille vient lui rendre visite. Avec ses parents, elle renoue avec le monde civilisé. Ils parlent de son enfance, de ses aspirations, de sa nouvelle vie. Ne s’ennuie-t-elle pas ? Hors de question qu’elle les peine, elle a toujours été d’un tempérament joyeux et elle ne veut pas briser leurs illusions et qu’ils croient que leur fille est en train de se morfondre. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie et ont bien remarqué qu’elle n’est pas autant guillerette qu’auparavant. Ils constatent également que leur gendre a triste mine. Alors pour les sortir de leur léthargie, ils leur offrent deux places de théâtre pour le Malade imaginaire. A choisir, Nicolas aurait pris le parti de rester chez lui, mais une fois n’est pas coutume. Et puis, Camille a l’air tellement enchanté qu’il se met à relativiser. Certes, il est au bout du rouleau, mais d’ici peu, ils n’auront plus d’emprunt sur le dos et il pourra lever le pied et profiter d’elle.
La pièce est un succès, la troupe d’acteurs a réalisé une prestation excellente. Ils ont ri de bon cœur comme quand ils étaient jeunes et insouciants et qu’ils sillonnaient la capitale pour découvrir les spectacles parisiens. L’ancien étudiant en médecine en a presque oublié que contracter ses zygomatiques pouvait être douloureux. Ils sont rentrés chez eux, plus légers, plus proches. Et pour la première fois en dix-huit mois, ils se sont jetés l’un sur l’autre, à califourchon sur la table de la salle à manger. Ce monde a failli lui faire perdre la tête et rompre ce cercle infernal devenait une évidence.
Camille est ravie du résultat. Son mari a repris du poil de la bête avec une hotte emplie de bonnes résolutions. Finis les sandwichs avalés en quinze minutes entre deux malades, terminées les soirées au cabinet, envolés les longs week-ends de garde. Et comme si le village et les habitants aux alentours s’étaient donnés le mot pour la sauvegarde du couple, ils cessent eux aussi d’appeler pour un rien.
Plus sa femme s’arrondit, moins Nicolas s’absente. Elle l’a bien, une ou deux fois, interrogé sur comment tous ces souffreteux ont recouvré la santé. Il s’est contenté de hausser les épaules en signe d’impuissance et a vaguement évoqué la météo et les beaux jours puis lui a mentionné l’arrivée d’un confrère, tout frais sorti de l’école. Elle n’a pas insisté mais perçoit qu’il est songeur, un tantinet contrarié. Regrette-t-il son planning surchargé ? Est-il jaloux de partager sa notoriété, son statut et ses revenus ? Le nouveau venu est-il meilleur que lui et lui a-t-il raflé sa clientèle ? Elle se pose ces questions à elle-même car à quoi bon remuer le couteau dans la plaie, alors que la réponse ne changera rien et qu’ils se sont retrouvés.
Les semaines s’écoulent, elle grossissant de plus en plus, lui disparaissant de moins en moins. Le terme se rapproche et elle est soulagée que son époux soit ainsi aux petits soins. Elle est rassurée de le savoir à ses côtés même si, en vue de l’inéluctable, elle préfèrerait se rendre à l’hôpital du coin. Du coin, du coin… façon de parler car le CHU le plus proche se situe à plus de soixante kilomètres de leur domicile. Si le jour J, il est en rendez-vous, elle sera entre de bonnes mains.
Pour finir, elle accouche par césarienne et lorsqu’elle se réveille de l’anesthésie, elle le voit assis à ses côtés, déboussolé, tendu. Un vent de panique l’assaille. Pourvu que son bébé n’ait rien… Qu’elle ne s’affole pas, il a eu peur, pour elle, pour sa fille mais de les savoir toutes les deux en bonne santé, il se sent déjà nettement mieux. Il la rassure, c’est un beau poupon de trois kilos huit cents grammes, qui mesure cinquante centimètres. Il est au bain, une sage-femme s’occupe de lui, il va bientôt les rejoindre. Les visites terminées, il promet de revenir le lendemain avec les affaires notées sur un bout de papier. Il les embrasse et prend sa mini nana pour son premier câlin de papa. Elle sent bon le bébé, sa peau est douce, pas comme ces grabataires, qui se laissent aller et ne se lavent plus. Soi-disant parce qu’ils ne bougent pas, ils ne transpirent pas.
Un agent hospitalier passe à vingt-deux heures. La maman vient de donner le sein à Elena qui, repue de lait, s’est endormie. L’’infirmière prend soin d’elle, car elle sait qu’elle est l’épouse du Docteur Pardo.
- Et vous vous plaisez au village ?
- Au démarrage, ça n’a pas été évident, mais je me suis habituée.
- Ce n’est pas simple de s’intégrer quand on est de la ville.
- Il faut dire qu’à Bellegarde, la population est digne d’une maison de retraite.
- Il aurait mieux valu qu’ils y soient avec tous les morts qu’il y a eu récemment. C’est vrai qu’avec la canicule de cet été, vu ce qu’ils s’hydratent, ils trépassent vite, les anciens. De mémoire, personne ne se souvient d’une telle hécatombe, sauf à l’époque de la peste, mais j’étais pas là pour en juger.
Prise de vertiges, Camille comprend aussitôt ce qui ronge Nicolas, ce qui le tracasse depuis quelques mois. Elle le revoit à l’issue de sa thèse clamer d’un ton solennel le serment d’Hippocrate : “ Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité… Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai la mort délibérément… Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque. »
Impossible que sa fatigue, si intense soit elle, l’ait incité à commettre des actes aussi abominables.
Le lendemain matin, son nourrisson dans les bras, la jeune maman s’enfuit de l’hôpital, résolue à quitter son meurtrier et hypocrite de mari.
Blandine Bergeret - juin 2021
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