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  • blandinebergeret21

Au fil des saisons, au fil des ans



« Ouh, il fait froid aujourd’hui… », « Quelle chaleur ! » ou encore « Et cette pluie qui n’arrête pas de tomber »… C’est ainsi. Lorsque les humains se rencontrent, fatalement ils discutent de la pluie et du beau temps…. Il en a entendu, des générations de mécontents se plaindre. Mais au fond, qu’est-ce qu’ils en savent, eux qui passent finalement peu de temps à l’extérieur. Qui mieux que lui connaît les saisons ? Qu’il pleuve, qu’il vente, il est planté là, dehors. Il supporte l’été, puis l’automne, où il se retrouve nu tel un nouveau-né et ensuite, c’est au tour de l’hiver… Si quelqu’un ici peut parler des saisons, c’est bien lui. Mais il ne peut qu’observer, constater, déplorer… Il subit tout, tout le temps et en silence.


Pendant l’été, qui souffre et endure les canicules de plus en plus fréquentes ? Personne ne pense à venir l’arroser alors qu’il s’assèche et se dessèche. Les humains peuvent s’hydrater, se protéger, se ressourcer en changeant de place et en se rendant vers des cieux plus cléments. Alors que lui, que peut-il faire si ce n’est, du bout de ses racines, tenter de récupérer le peu d’humidité qui stagne encore sous terre ? Et si, par le plus grand des bonheurs, il se met à pleuvoir, la terre est tellement aride qu’elle n’arrive pas à conserver suffisamment le précieux liquide pour qu’il assouvisse sa soif. Ses feuilles en pâtissent : elles brunissent et se racornissent sous les rayons du soleil. Pas question malheureusement de bouger, d’aller prendre l’air frais de la mer. Il a pris racine ici et il y restera quoiqu’il arrive.


Après cette éprouvante période, l’arrière-saison fait son apparition. Afin de compenser la perte à venir de ses attributs, l’automne le gratifie de mille couleurs chatoyantes. Mais ce n’est qu’un leurre, car il finit toujours par lui ravir ses feuilles, ses protections. À cette époque, elles se parent de jolies couleurs, mais uniquement pour annoncer une chute inéluctable. Bien sûr, qu’il est beau en automne : les rouge ocre se mêlent aux orangés puis au jaune doré. Mais les marrons tristounets se substituent inéluctablement à ces belles teintes chaudes et annoncent sa fin proche. Il commence à faire grise mine… Un coup de vent et c’en est fini. Ses feuilles tombent pour recouvrir le sol d’un tapis touffu et coloré. Elles meurent à ses pieds, parfois bousculées par les enfants qui s’amusent à donner de grands coups de pied. Il aimerait bien qu’on les lui laisse, cela réchaufferait ses racines et le nourrirait. Les gens semblent ne pas apprécier cette substance noirâtre résultant de la décomposition de ses feuilles. Ils s’évertuent à les ramasser à l’aide de fourches pour les entreposer dans de grandes bennes. Tous les ans, cette séparation se renouvelle et il y assiste, désemparé, car il sait que ce qui va suivre est encore bien plus éprouvant…


… « Quel froid de canard ! », comme disent les hommes qu’il entend converser en bas, à ses pieds. Mais l’hiver, eux sont au chaud. Ils se calfeutrent, allument un bon feu… Ah ! Il ne faut pas y penser : des arbres, comme lui, qui terminent leur vie en de malheureuses bûches pour être immolées par les flammes. Les humains passent des vêtements, dont les couches protectrices les isolent de ce froid glacial et transperçant. Lui, à l’inverse, il se découvre et à cette époque de l’année, il se retrouve nu comme un ver. L’automne lui a ravi ses feuilles protectrices et il doit subir les gelées matinales, les bourrasques de vent et la neige. Son seul manteau est cette matière blanche, froide et humide, qui brille lorsque le soleil pointe le bout de son nez. Tout contribue à le faire ployer, à le faire tomber, mais il résiste. Parfois, des branches cèdent sous le poids de la neige ou deviennent cassantes comme du verre à cause du gel qui a recouvert leur surface. Alors qu’ils ne viennent pas se plaindre ! À côté de son calvaire, « ce froid de canard », comme ils disent, n’est rien.


Comme si cela ne suffisait pas, au mois de décembre les hommes en remettent une couche : ils le décorent, tel un sapin de Noël. Lui est un feuillu et il ne voit vraiment pas l’intérêt de cette mascarade, si ce n’est de faire plaisir aux enfants, qui s’arrêtent à ses pieds pour le regarder. Son déguisement se renouvelle tous les ans : une fois ce sont de gros paquets cadeaux, une autre des guirlandes lumineuses ou, comme cette année, il est recouvert d’une kyrielle de boules en verre. Même si cela ne l’enchante guère, cela signifie au moins qu’il fait partie de leur vie.


Avant l’entrée en vigueur du printemps, c’est le tour des giboulées. Il reste, comme une âme en peine, sans bouger sous ces trombes d’eau qui n’en finissent pas de tomber. Lui n’a rien pour se protéger, il ne peut que pleurer, alors qu’eux disposent de parapluies, de chapeaux, d’imperméables. Souvent à cette époque, les gens se plaignent : « Ah, si vous saviez ce que j’endure avec cette pluie, toute mon arthrose s’en ressent ». Lui aussi n’est plus tout jeune et les conditions climatiques toujours plus rudes ne font rien pour l’aider à supporter les ans qui passent. Quand il pleut, il en pâtit également. Ses branches le font souffrir, son écorce s’effrite, ses feuilles ploient sous les gouttes de pluie. Néanmoins, une douche de temps à autre ne peut pas lui faire de mal. Cela le revigore et le nettoie en profondeur.


Le vent aussi lui fait peur. Pas la petite brise matinale, non le vrai, le grand : le Mistral, le plus violent de tous. Et quand il se met à souffler, cela dure trois jours, sans interruption et sans répit pour lui. Ce vent s’engouffre dans ses branchages, le fait vibrer, trembler, ployer… Son souffle est d’une telle intensité, d’une telle vigueur qu’il essaye de se laisser bercer. Surtout ne pas se raidir, ne pas résister… Quand les rafales cessent, il est constellé d’immondices, de sacs plastiques, de papiers… C’est un peu comme s’il retrouvait les siens. Ce petit bout de papier était certainement issu d’un bel arbre, fort et vigoureux comme lui. Ne pas y penser…


Après ces moments difficiles, la renaissance ! C’est d’ailleurs la seule époque de l’année où l’on s’intéresse réellement à lui. On vient vérifier ses feuilles, l’état de son tronc... Parfois, il est attaqué par d’horribles bestioles contre lesquelles il ne peut combattre seul : les pucerons et les chenilles. Eux aussi, revigorés par l’arrivée des beaux jours, mettent un malin plaisir à s’installer sur ses branches et à attendre le moindre petit bourgeon pour le dévorer. C’est la loi de la nature, il le sait. Il est bien plus grand, bien plus fort, mais face à cette communauté envahissante, il est impuissant. C’est pourquoi la visite des hommes le réjouit. Ils vont bien constater que ces myriades de petites bêtes essayent de le vider de sa substantifique moelle. Grâce à la vaporisation de produits, ils vont éradiquer ces indésirables colonies d’herbivores affamés. Au fil des années, les traitements sont devenus davantage agressifs, de plus en plus chimiques. C’est ce qu’ils appellent l’évolution, le progrès, certainement un mal nécessaire !


Le printemps arrive et lui, revit. Mais les hommes, toujours égaux à eux-mêmes, continuent de se plaindre : « Le pollen, vous comprenez, ça me fait éternuer… ». Il se pare de bourgeons qui, bientôt, se transformeront en de magnifiques fleurs, que les humains viendront cueillir… Toute la nature se réveille… Les coccinelles et les libellules pullulent, les araignées sortent leur attirail et installent leurs toiles, les oiseaux font leur nid et chantent la venue du printemps, les écureuils se remettent à sauter de branches en branches et les abeilles repartent à la recherche de pollen pour la production de leur savoureux nectar. Assurément, un beau spectacle ! Tout le monde se met au balcon, même les râleurs d’en bas. Ils ressortent les vêtements légers, viennent taper la balle, prenant son tronc pour un poteau de cage de but. Les jeunes, en proie à la montée de sève, tout comme Dame nature, s’amusent à laisser une empreinte de leur passage. Tel un tatoué, son tronc se pare de messages d’amour : « Nicolas et Valentine, amour pour toujours », « Sandrine et Thomas, unis pour la vie »… Ceux qui passaient frigorifiés et d’un pas pressé, adoptent désormais une démarche plus alanguie, plus détendue. Ils marchent la tête en l’air comme pour mieux observer le ciel bleu et inévitablement, ils se prennent les pieds dans ses racines, ce qui lui arrache des plaintes muettes. Quant à ceux qui, pendant l’hiver, se hâtaient de sortir leur chien, ils prennent dorénavant leur temps. Le maître comme le chien déversent sur lui un immonde liquide jaunâtre pour marquer leur territoire… Chaque année, il y a droit et il est depuis longtemps habitué à ce rituel. Mais, hormis ces petites anecdotes, quel bonheur de le voir se parer à nouveau de bourgeons qui bientôt écloront et qui, tels des papillons, entameront leur métamorphose. Ses branches vont se revêtir de cette belle couleur verte : tendre d’abord, légèrement teintée de jaune, pour ensuite arborer un vert profond, un vert soutenu. Ne dit-on pas que le vert symbolise la vie, la croissance et l’harmonie ? C’est la couleur, paraît-il, qui réconforte et détend. Lorsque les hommes pensent au vert, ils imaginent des forêts, des montagnes, de l’herbe… D’ailleurs, les hommes ne disent-ils pas que c’est la couleur de l’espoir ? L’espoir, la renaissance, la résurrection… exactement ce qu’il ressent à cet instant présent, celui du printemps.


Il est résistant, car en dépit des épreuves du temps, il a vécu, survécu et, du haut de son grand âge, il est fier d’être encore là sur cette terre. Bien rares sont ceux qui vivent aussi longtemps. Il est l’ancien, l’ancêtre de ce quartier. Un centenaire, quel beau parcours ! Il en a vu des choses au cours de ces dizaines d’années. Le quartier s’est transformé pour devenir ce qu’il ne peut que déplorer : une vaste étendue de béton et de goudron. Il y a cent vingt ans de cela, il était seul au beau milieu d’une grande clairière. Seul avec les fleurs, de l’herbe à perte de vue et des animaux sauvages qui s’en donnaient à cœur joie dans cet immense espace dédié à la nature. Alors, il dominait le paysage à des kilomètres à la ronde. Il a vu arriver les premiers hommes, ceux qui se sont installés autour de lui, comme s’il était le point de ralliement. Les maisons ont poussé comme des champignons puis, elles aussi, ont disparu au profit de grands immeubles, de routes, de voitures : la civilisation… synonyme de pollution. Au fil des ans, l’air s’est raréfié. Il est devenu oppressant, étouffant, chargé de matières nocives tant pour les hommes que pour la nature.


Mais pour en revenir aux petits plaisirs de la vie, c’est le printemps et il sait que l’élagage ne va pas tarder. Une fois le printemps installé, c’est trop tard. Cela peut être dangereux pour lui, car les hommes risquent d’éliminer ses bourgeons prêts à éclore. Ce n’est pas à proprement parler un moment de détente mais, paraît-il, c’est bon pour lui. La taille contribue à sa fortification, à la montée de la sève… elle lui redonne vigueur, accentue la force de la repousse et stimule sa floraison. Il ne va pas se plaindre, pour une fois que l’on s’occupe de lui. L’élagueur, cela fait vingt ans qu’il vient avec son échelle pour lui grimper dessus. Quand il est bien installé, la coupe de printemps peut commencer. Tiens, justement le voilà ! Cette année, il doit présenter un grand intérêt car ils sont venus à plusieurs. Tout ce monde pour lui ! Quel honneur ! Cent vingt ans qu’il a, forcément cela suscite de l’intérêt.


Drôle d’engin. Il n’en a jamais vu des comme ça. Et bruyant avec ça. À quoi cela peut-il donc servir ? Ce n’est quand même pas pour lui ? On ne peut pas l’éradiquer ainsi, pas après ce qu’il a vécu. Il est la mémoire du quartier, il est l’ancien. Un peu de respect pour les aînés ! Il était là bien avant eux ! Il les a vu naître, grandir, mûrir… et devenir des hommes. Tiens, celui-là, il venait à la sortie de l’école se bécoter avec une fille du quartier. Quant à lui, combien de fois ne l’a-t-il vu expliquer à ses enfants qu’un arbre, c’est la vie. Il l’a oublié, son beau discours ? Et lui, le grand moustachu, s’il croît qu’il ne l’a pas reconnu. À l’âge de trois ans, il faisait des comédies à sa mère, qui se réfugiait près de son tronc pour lui faire la leçon : « Non, on ne devait pas se comporter de cette façon… ». Il faisait moins le fier, à l’époque !


Mais tout a une fin… Après que les hommes se soient acharnés une heure durant à scier son tronc, il s’est affalé, écroulé de tout son poids… Pas la peine de combattre, une fois encore il n’a pu qu’observer, constater et déplorer.


Plus d’hiver à endurer, plus d’été à redouter, plus d’automne et de chute de ses feuilles, plus de printemps ni de renaissance. Il finira très certainement, pour le plus grand bonheur de certains, dans une cheminée ou dans une usine de pâte à papier.



Blandine Bergeret - août 2021

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